Le bonheur ou la frustration est plus un concept relatif qu’absolu. Nous trouvons du confort ou de la frustration en comparant notre propre situation à celle des autres. Pendant la crise pandémique mondiale, avec le déluge de chiffres et d’annonces des mesures dans les différents pays, difficile de ne pas établir des comparaisons. Nous développons un certain degré de satisfaction égoïste lorsque l’on pense que nous faisons mieux que les autres. Cependant, quand nous voyons les citoyens d’un pays, en bute à une situation pire que la nôtre il y a quelques mois, pouvoir désormais jouir d’un plus grand degré de liberté, la jalousie nous gagne.
L’enfer, c’est les autres, c’est vrai. Cependant sans les autres, il n’est pas possible de mesurer à quel point je suis plus ou moins chanceux ou malheureux. Ce niveau relatif est plus important pour moi que mon score absolu.
Pourquoi eux et pas moi ?
Entendre les « confinés du weekend » se demander pourquoi eux et pas les autres nous fait penser à un vieil adage populaire. « Comparaison n’est pas raison ». Remis au goût du jour par la crise sanitaire, cette sentence semble pouvoir s’appliquer à de très nombreuses situations. Dans bien des cas, ce n’est pas de la dureté des mesures prises qui engendre les plaintes. Le profond mécontentement provient du sentiment que d’autres s’en sortent comparativement mieux. Pourquoi eux et pas nous ? Nous l’entendons quand les habitants du Pas-de-Calais se demandent pourquoi – eux – sont ostracisés, alors que dans d’autres départements avec pourtant un taux de circulation similaire, le confinement n’est pas mis en place. Ce n’est pas la dureté absolue de la mesure qui crée ce malaise. C’est la dureté relative par rapport à d’autres, que ce soit sur le plan local, national ou international. Incompréhension, frustration, injustice, jalousie, abattement, révolte. La crise sanitaire nous donne l’occasion de passer en revue de nombreuses situations dans lesquelles « on voit la paille dans l’œil du voisin, mais pas la poutre dans le sien [1] ».
Tellement de « pourquoi » :
- Certains proches pays ont-ils un pourcentage plus élevé de vaccination que chez nous ?
- Leurs restaurants sont-ils ouverts alors que chez eux le virus circule activement ?
- D’autres pays contrôlent-ils mieux que nous la propagation du virus ?
- Mon collègue reçoit-il une promotion et pas moi ?
- Mon voisin possède-t-il une voiture plus prestigieuse que la mienne ?
- Suis-je traité avec un vaccin considéré comme moins efficace que les autres ?
Le malheur des autres
Voltaire l’énonçait dans Candide « le malheur des uns, fait le bonheur des autres ».
Une petite pensée en sortant de chez le coiffeur pour nos amis belges. Les pauvres, ils doivent être hirsutes, pas beaux à voir.
Les malheurs survenant dans d’autres pays nous touchent en général assez peu. En certaines circonstances, nous pouvons nous sentir privilégiés. Nous avons pu réveillonner le 24 décembre en famille. Ce n’était pas le cas pour de nombreux autres européens. Les britanniques, les allemands, les italiens se reconfinent. Espérons que cela ne servira pas d’excuses à notre propre gouvernement.
L’on pourrait ainsi se demander si parmi les raisons qui poussent certains à lire chaque matin la rubrique nécrologique de leurs quotidiens ne se trouve pas un plaisir égoïste. Une certaine satisfaction peut être ressentie lorsque l’on voit que d’autres, plus jeunes, que je ne connaissais même pas, disparaissent avant moi. Ainsi se rassurer que l’on dure plus longtemps que d’autres, moins chanceux.
Le bonheur des uns
N’est-il pas tout aussi vrai que le bonheur des uns fait le malheur des autres ?
Le degré d’atteinte est fonction de l’éloignement géographique. Plus un pays est proche, plus la frustration est grande quand de bonnes nouvelles sont annoncées. Et surtout quand elles touchent des sujets majeurs comme la pandémie. Il en résulte un sentiment d’iniquité, d’infantilisation, de punition. Ce que nous notions pour les résidents du Pas-de-Calais, de Dunkerque ou de Nice. A en croire l’avis, non pas d’un expert, mais d’un Niçois « Le mieux, c’est de confiner tout le pays » [2]. Ce n’est pas pour protéger les habitants du pays, mais pour que tous vivent dans les mêmes conditions que les locaux. Le « deux poids, deux mesures » n’est pas audible dans un état centralisé. En cas de traitements différentiés, le Conseil constitutionnel est là pour s’assurer de l’uniformité des mesures. Grande différence avec l’approche fédéraliste ou régionale de pays voisins habitués à prendre des mesures adaptées aux situations locales.
Si en novembre dernier, les Parisiens trouvaient que leur situation était plus enviable que celle des New-Yorkais, la relative satisfaction a désormais laissé la place à une grande frustration. Comment est-il possible que les habitants d’une mégalopole qui il y a quelques mois à peine était au bord du gouffre sanitaire [3] puissent à nouveau profiter des restaurants, du cinéma et même des clubs privés ? Que font-ils de mieux que nous ? De là à en conclure que décidément, nos élus ne sont pas à la hauteur !
Pendant ce temps-là, à l’étranger
Ce n’est pas la comparaison du pourcentage de la population vaccinée avec les autres pays [4] qui changera le point de vue de nos concitoyens sur l’action de leur gouvernement.
- 6% en Israël
- 2% aux Emirats Arabes Unis
- 6% au Royaume-Uni
- 7% aux USA
- 7% au Danemark
- 2% en Turquie
- 6% en Espagne
- 1% en France
Comment ne pas enrager lorsque les Etats-Unis indiquent penser boucler leur plan de vaccination en avance [5] alors qu’en France il devrait être très difficile de tenir le programme gouvernemental annoncé au plus haut sommet de l’Etat ?
Pour leur part, les amateurs de ski ont été soumis à une double peine. Il est très rageant de ne pas pouvoir dévaler les pentes alors que les conditions d’enneigement sont exceptionnelles. Il est encore plus frustrant de voir nos voisins suisses, autrichiens, espagnols ou suédois profiter pleinement de leurs domaines. Tout cela sans la congestion habituelle sur les pistes.
En dehors de nos frontières
C’est avec beaucoup d’envie que l’on apprend que le virus ne circule plus en Australie, en Nouvelle-Zélande, mais aussi en Islande, à Taiwan ou en Chine. C’est oublier les mesures très contraignantes (autrement plus sévères que celles que nous avons connues en France) auxquelles les habitants de ces pays ont dû se soumettre. Trois cas détectés à Auckland (Nouvelle-Zélande) ? Et ce sont deux millions d’habitants reconfinés pour quelques jours en février dernier.
Dans d’autres pays, le virus circule à faible niveau (Corée du Sud, Thaïlande, Singapour, Hong Kong, Japon …). Leurs habitants ne sont que peu contraints dans leurs vies quotidiennes. Dans certains de ces pays, en cas de flambée, des mesures sanitaires strictes peuvent rapidement être décrétées. Cela est le cas de la Finlande qui a fermé ses restaurants le 9 mars dernier. Pour se rendre dans des pays comme la Thaïlande, il faut accepter de se soumettre à une très stricte quarantaine de quatorze jours dans un hôtel assigné (et à la charge du confiné) par les autorités.
Enfin, d’autres pays avec un taux de contamination élevé semblent vouloir apprendre à vivre avec le virus en limitant les contraintes sanitaires au quotidien. A Madrid, les restaurants sont ouverts. Dubaï, Monaco, le Maroc, la Suisse et d’autres accordent une grande liberté de mouvement à leurs résidents. Ils peuvent se rendre dans les musées. Dans certains de ces pays, il est aussi possible d’aller au restaurant ou d’assister à des spectacles. La pratique de différents sports interdits en France (ski, salle de sports, natation et sports indoor) est parfois autorisée. Les Français qui se confinent à dix-neuf heures peuvent jalouser les Hollandais dont le couvre-feu ne débute que deux heures plus tard. Les Italiens avaient trop facilement retrouvé leurs libertés, le nouveau confinement rétablit la situation.
Lourdeurs bureaucratiques
Aux yeux de ses citoyens l’Union Européenne ne s’est pas montrée à la hauteur dans la gestion de la crise sanitaire. Il lui est reproché son manque de pragmatisme, de réactivité par rapport à d’autres pays en dehors de l’UE (Royaume-Uni, Israël, Etats-Unis).
Le centralisme et la bureaucratie sont grandement critiqués. La politique d’achat de Bruxelles est remise en cause. Comme pour l’achat des masques en mars 2020, les mêmes causes, produisent les mêmes effets. Vouloir acheter les doses au meilleur prix pour économiser quelques euros par vaccin n’a pas de sens économique, ni sanitaire. Gardons en mémoire que le cout journalier de la crise se chiffre en dizaine de millions d’euros.
Pour beaucoup, la campagne de vaccination semble mieux organisée chez nos voisins. En décembre et janvier derniers, les reportages montraient les « vaccinodromes » en Allemagne. Alors que le mot est longtemps resté tabou chez nous. Si l’on ne fait désormais plus référence à la gestion exemplaire de la crise sanitaire en Allemagne (fortement épargnée par la première vague, mais rattrapée depuis), la recherche pharmaceutique française est pointée du doigt [6].
Une hiérarchie s’est ainsi installée entre les différents vaccins. Sur la première marche du podium le Pfeizer BioNTech et le Moderna. Ils devancent l’AstraZeneca aujourd’hui et demain le Jansen, ou le CureVac. Laissons aux moins chanceux le Spoutnik V (Russie) ou le CoronaVac (Chine).
D’un pays à l’autre
Pourquoi les autotests ont-ils été autorisés en Allemagne, en Autriche, en Suisse dès le début du mois de mars et pas en France ? Se priver d’obtenir des résultats en quinze minutes c’est reculer la possibilité de reprendre une vie sociale plus normale. Ne pas mettre en place un carnet vaccinal Covid-19, c’est se priver de possibilités de voyages ou de mixité sociale.
Quand verrons-nous en France, le Président de la République annoncer à l’instar du Premier ministre israélien le 7 mars, un retour à une vie normale ? « C’est un jour formidable, nous ouvrons les restaurants avec le passeport vaccinal, nous retournons à la vie [7] ».
Différences culturelles
Cette jalousie peut être un frein ou un aiguillon. Caricaturalement, l’on pourrait opposer le modèle anglo-saxon au modèle latin, en l’illustrant par une petite histoire.
Un habitant de banlieue d’une ville moyenne américaine voit un nouveau voisin s’installer et découvre que la voiture de ce dernier est nettement plus prestigieuse que la sienne. Quel est le souhait de cet habitant face à ce nouveau voisin ? Tout faire pour que son propre succès lui permette rapidement de parader devant le nouveau venu au volant d’une automobile encore plus rutilante. Même situation, mais au cœur de la France. Quel est le souhait de l’ancien résident face au nouvel arrivé, conducteur d’un véhicule de plus grand prestige ? Voir un malheur s’abattre sur ce « frimeur » pour qu’il soit obligé de se séparer de son modèle de luxe et devoir ainsi conduire une voiture banale et de préférence moins statutaire que la sienne.
Des gagnants et des perdants
Les médias se répandent en enquêtes sur les perdants et les gagnants de la pandémie. Des pans entiers de l’économie sont en grande souffrance. Mais de nouveaux modes de consommation permettent aussi à de très nombreux acteurs de surfer sur la crise. Petits commerces ou grandes surfaces – au gré des décisions gouvernementales, restaurants traditionnels d’un côté, snacking, vente à emporter, livraison à domicile, e-commerce de l’autre. Plus de voyage, mais beaucoup de temps pour réhabiliter son habitat ; vive le mode (et même la mode) cocooning !
Que penser de cette profonde analyse entendue sur une grande chaine d’informations : « mieux vaut avoir passé les confinements dans une grande maison avec piscine, que dans un petit appartement vétuste au sein d’une cité [8] ». Ce brillant commentateur aurait tout aussi bien pu rappeler cette belle lapalissade attribuée à Francis Blanche « mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade ». La sécurité sociale devrait approuver ! Ce que l’INSEE confirme en constatant treize ans d’écart de vie entre les plus riches et les plus pauvres [9].
Relatif plus qu’absolu
En entreprise, lors des entretiens annuels, les salariés bien souvent ne se plaignent pas du niveau absolu de leurs salaires ou du contenu de leurs fonctions et de l’étendue de leurs responsabilités. Ils mettent plutôt en avant leurs situations relatives. Pourquoi un tel est-il mieux payé que moi ? Pourquoi a-t-on choisi une telle pour ce poste plutôt que moi ? Comment justifier que mon voisin dispose d’un plus beau bureau, d’une voiture plus prestigieuse, d’un meilleur équipement bureautique ? « L’enfer, c’est les autres ». Extraite de « Huit Clos » de Jean-Paul Sartre, cette citation, alors que notre horizon s’est considérablement réduit, nous laisse aussi penser que l’enfer, c’est l’absence des autres. Si l’argent est une mesure de la valeur, les « autres » permettent de mesurer notre bonheur (l’argent ne faisant pas le bonheur).
Sans référentiel, comment savoir si mon sort est plus ou moins enviable que celui de mon voisin, que celui de mon collègue ? Suis-je au-dessus de la médiane, dans le top 5%, top 1%, top 0.1% ? Sans pouvoir me comparer, comment évaluer si je suis plus ou moins favorisé, plus ou moins heureux que les autres, ceux de mon univers de référence ? Pour emprunter des termes utilisés par Albert Einstein, dans un contexte fort différent, nous sommes plus sensibles à la relativité restreinte qu’à la relativité générale. Notre bonheur ou notre malheur se mesure à l’aune de notre entourage immédiat. Pour que la comparaison trouve son sens et nous touche véritablement, il faut pouvoir aisément s’identifier aux éléments pris en compte. « Loin des yeux, loin du cœur ».
Conclure sur une note d’espoir
Fort heureusement, après une longue année de sacrifices engendrés par le virus, nous pouvons enfin nous projeter dans le monde d’après. Alexandre Dumas, dans le comte de Monte-Cristo, nous redonne ainsi l’espoir des jours heureux. « Il n’y a ni bonheur ni malheur dans ce monde, il y a la comparaison d’un état à un autre ». Et l’auteur de poursuive « Celui-là seul qui a éprouvé l’extrême infortune est apte à ressentir l’extrême félicité ».
Marc SEVESTRE